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Comment est née l’idée du film ?
Frédéric Tcheng : Le projet est né au hasard d’une rencontre, avec Olivier Bialobos de la Maison Dior. Dior vivait un moment très particulier puisqu’un nouveau directeur artistique était sur le point d’être annoncé. Un timing potentiellement idéal. Raf Simons faisait partie des candidats attendus et c’est en lisant des interviews de lui disponibles sur internet que le projet a pris une toute autre dimension pour moi. J’ai eu une sorte de choc esthétique. Son univers se démarque complètement des clichés sur la mode et j’étais fasciné par son processus créatif, il semblait autant plasticien que créateur de mode. Je savais que s’il était choisi, je voulais absolument en faire un film. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si ça avait été un autre.
Je choisis toujours un sujet de manière très instinctive, c’est presque de l’ordre de la rencontre amoureuse. Mais je savais que la rencontre de Raf et Dior était une proposition dramatique forte. L’histoire était là, avec deux forces presque opposées – le futurisme de Raf et la tradition de Dior – et potentiellement une transformation radicale de l’un et de l’autre.
Le droit d’accès sans précédent qui vous a été accordé au sein de la maison Dior pour suivre les huit semaines précédant le lancement de cette première collection haute couture a-t-il été assorti d’un droit de regard sur le film ?
Dès le départ, la question de l’indépendance artistique s’est posée pour moi. Lors de nos conversations, je leur ai dit clairement que je n’étais pas intéressé par un film de promotion. Je leur ai parlé de l’histoire qui m’intéressait – la rencontre en Raf et les ateliers – et de mon travail en cinéma direct. Par exemple, je n’avais pas l’intention d’interviewer les égéries de la maison, puisqu’elles n’étaient pas impliquées dans le processus créatif.
J’ai été très libre pendant tout le développement du film, et j’ai organisé une projection une fois le montage terminé. Le film a plu, mais il y a bien sûr eu des discussions, comme il y en a toujours. Mon travail a été de défendre mon film jusqu’au bout. Comme disait Polanski, un film est « la somme des concessions que vous n’avez pas faites ». Le résultat est donc un film très intime et personnel, qui correspond entièrement aux rencontres humaines que nous avons faites durant ces huit semaines mouvementées.
Comment avez-vous convaincu Raf Simons de se laisser filmer ?
Cela a été assez inhabituel. Notre première rencontre s’est faite par l’intermédiaire de l’objectif. J’étais derrière la caméra et il arrivait dans les salons Dior pour rencontrer les ateliers. C’est la scène que l’on voit dans le film, c’est notre première rencontre.
Quand l’annonce de sa nomination est parue dans les journaux, j’ai immédiatement appelé la Maison Dior pour savoir quand je pouvais venir. On m’a répondu qu’il y avait un petit détail à régler : Raf était catégoriquement contre l’idée d’un film. J’ai proposé de lui écrire une lettre en forme de note d’intention. Cela a marché puisque deux jours plus tard, on m’annonçait que Raf ne pouvait pas dire oui, mais il ne pouvait pas dire non, et qu’il souhaitait qu’on fasse une « période d’essai » d’une semaine. Il ne voulait pas s’engager mais il souhaitait me rencontrer. C’est comme ça que je me suis retrouvé dans les salons lors de son arrivée, sans lui avoir jamais parlé directement.
Cette première semaine a été très intense. J’ai découvert quelqu’un de très chaleureux et accessible, à mille lieux des idées reçues, mais aussi quelqu’un de très mal à l’aise avec l’idée d’apparaître en public. Au-delà de sa discrétion naturelle, Raf m’a expliqué qu’il trouvait que la célébrité biaisait les rapports humains. Il souhaite avoir des rapports d’égal à égal avec les gens qu’il rencontre, et il sentait que l’exposition médiatique allait changer ça, que les gens allaient le mettre sur un piédestal. Je l’ai rassuré tant que je pouvais sur l’aspect choral du film. Au fond j’étais touché par sa position, et je m’y retrouvais. Mais déjà je sentais le paradoxe au sein du projet, puisque je ne pouvais pas nier que le film allait participer à cette transformation médiatique. La seule chose que je pouvais lui offrir c’était un rapport humain d’égal à égal, et nous avons beaucoup parlé ces premiers jours. La confiance s’est installée petit à petit, et la semaine s’est transformée en deux mois.
On sent que contrairement aux précédents films sur ce milieu, le sujet n’est pas ici centré sur une seule personne mais au contraire sur une multitude de protagonistes ?
C’était important en effet de faire un film choral, et surtout de porter notre regard sur le monde des ateliers qui n’est d’ordinaire pas représenté dans les médias. Malheureusement le star system est tel que leur contribution est souvent réduite au silence. Le film s’est donc construit sur l’envie de tourner le dos aux clichés sur le monde de la mode – le coté inaccessible des images de modes – et de se concentrer sur les vrais esprits créatifs derrière les collections. On imagine souvent que le couturier est le seul auteur d’une collection, mais dans la réalité les modélistes des ateliers s’impliquent de manière très personnelle dans le processus créatif. Je me suis intéressé au côté affectif de leur relation à leur travail.
Les « petites mains », même si je trouve le terme réducteur au vu de leur travail créatif, sont les premières personnes que nous avons filmées. Le premier jour nous les avons accompagnées alors qu’elles descendaient pour rencontrer Raf Simons. Quelque part, le fait de découvrir le nouveau designer à travers leur regard a guidé notre approche pour la suite du film.
Comment les différents collaborateurs de la Maison ont-ils réagi à la présence d’une caméra dans les ateliers à une période aussi critique ?
Les ateliers n’avaient que huit semaines pour s’adapter à la nouvelle situation et produire une collection. Tout le monde était très occupé, ce qui a rendu notre travail plus difficile mais nous a aussi permis de nous fondre dans cette situation de changement. La caméra était un élément nouveau parmi tant d’autres.
Cependant, les ateliers étaient sur leurs gardes au départ. Certains étaient blasés par la présence de caméras et nous disaient : « On vient souvent nous filmer, mais on ne voit jamais le résultat. » Ça nous a rappelé qu’on avait une responsabilité par rapport à l’image qu’on donnait des ateliers. On a voulu aller vers le cœur de leur travail, et pas seulement tourner quelques plans de coupe pour illustrer le travail de Raf. On a passé les premiers jours à faire le tour des ateliers en s’arrêtant à chaque table pour faire la connaissance de tout le monde. Quand on a commencé à connaitre les gens par leurs prénoms, ils ont commencé à s’ouvrir à nous.
J’ai voulu garder l’équipe très petite, deux personnes, moi compris. Je travaillais alternativement au son ou à la caméra. J’ai choisi pour m’accompagner deux personnalités chaleureuses et attentives, Gilles Piquard à la caméra et Virgile van Ginneken au son.
Quelle a été la réaction de Raf Simons et des couturières après avoir vu le film ?
Raf a insisté pour voir le film seul, chez lui. Quelques heures plus tard j’ai reçu un message très émouvant où il me disait avoir été extrêmement touché par le film. Il ne s’attendait pas à trouver un tel degré d’intimité dans le film.
Nous avons ensuite organisé une projection pour les ateliers. Les réactions étaient très humbles et émouvantes. Les couturières se retrouvaient dans le film. Monique m’a dit avec son sens de l’humour habituel : « Tu ne m’as pas loupée ! ». Une autre couturière m’a félicité en ajoutant que j’avais réussi à capter les personnalités de manière juste, même quand certains n’apparaissent que quelques secondes à l’écran.
L’héritage de Christian Dior semble un élément essentiel tout au long du film…
Se confronter à l’histoire de la maison Dior peut paraître intimidant, et j’ai choisi de l’envisager par l’angle de l’intime, celui du fondateur lui-même. J’ai découvert son autobiographie avant de tourner et j’ai tout de suite été frappé par la simplicité de son témoignage. Sans s’attarder sur le côté mondain de la mode, il parle de façon très directe du cœur de ce qui m’intéressait pour le film : le processus créatif. Il raconte ses doutes et ses espoirs, son travail avec ses collaborateurs et surtout ses émotions au cours de la création d’une collection. Quand j’ai commencé à tourner, les parallèles entre le passé et le présent m’ont parus flagrants. Il suffisait de changer les noms et les situations étaient les mêmes, à 55 ans d’écart. La tradition de la haute couture est restée intacte, comme un vestige du passé. Raf lui-même nous avouait ne pas avoir pu finir le livre tellement il s’y retrouvait comme dans un miroir.
Au montage nous avons décidé de transformer cette idée de réincarnation en un scénario de film de fantôme, sur le modèle du Rebecca d’Hitchcock. Il y a toujours eu un rapport fort entre le cinéma et les fantômes. J’ai voulu donner aux images d’archives une dimension spectrale, comme des apparitions qui hantent la maison. C’est pourquoi j’ai projeté des images d’archives sur les toiles de Raf Simons. L’expression « se faire une toile » est peut-être désuète pour parler du cinéma, mais nous voulions jouer du double-sens pour parler de cinéma et de mode dans le même souffle. Qui est le «moi » dans le titre « Dior et moi » ? Je n’ai pas de réponse à cette question. C’est un film choral, où chacun à un rapport affectif à son processus créatif.
A PROPOS DU RÉALISATEUR
Frédéric Tcheng est un réalisateur français. Après avoir initialement suivi une formation d’ingénieur, il est parti à New York pour étudier à la Columbia University Film School, où il a obtenu un Master of Fine Arts en 2007.
En 2009, il a coproduit et co-monté Valentino The Last Emperor, pré-sélectionné pour l’oscar du meilleur documentaire. Il est le coréalisateur et monteur de Diana Vreeland: The Eye Has To Travel (2011).
Il a également signé l’image de Six Lives, le ciné-poème de Sarah Riggs, et de King George d’Erika Frankel. Son travail a été montré au MoMA, LACMA, Anthology Film Archives et à l’Institut Lumière.
Il développe actuellement le scénario de plusieurs fictions et documentaires.